dimanche 20 novembre 2022

Quand nous étions de petits marabouts du foot

 



La coupe du monde débute à Doha. Les forfaits en cascade me font penser à nos anciens subterfuges de petits footballeurs de bibangano. Nous avions des moyens efficaces pour nous mettre sous la protection de forces obscures, nous.




 Dans le secret des bosquets, nous préparions nos matchs avec la dernière des minuties. Comme les cardinaux en conclave, nous priions poliment aux petits –les petits, enfin, le plus vieux entre nous avait à peine la douzaine révolue- de prendre congé. C’était notre extra omnes. La mission qui nous attendait était une affaire de grands.

Assis à califourchon sur un tronc d’arbre, le cérémoniaire apportait le butin de la chasse préparatoire. Ah oui chaque sacrifice doit avoir une victime expiatoire. Pour nous, c’était des lézards. Je n’ai jamais compris pourquoi les lézards. C’est u dogme. Les dogmes sont plus faits pour être crus que compris.

Dans l’avant-midi du jour du match, c’était la battue. Armés de bâtons, nous faisions le tour de tous les endroits où les petits reptiles aux pouvoirs magiques pouvaient crécher. Pendant la saison sèche la chasse était facile. Ils aiment bien se lézarder, ces lézards. Souvent, la bronzette fatale finissait par un violent coup de bâton asséné avec une violence inouïe. J’en ai vu quelques uns faire des bonds incroyables. Ils  atterrissaient en macchabées et étaient placés dans des petits sacs en plastiques, des escarcelles qui rappelleraient celle de Panoramix cueillant des ingrédients pour la potion magique.

La chasse finie, direction la tanière. C’est là où le cérémoniaire œuvre.  Voici notre credo: quand le nom d’un jouer, écrit sur un bout de papier est englué dans une huile ayant servi à frire un lézard, il devenait nul une fois sur le terrain. Aussi talentueux puisse-t-il être. Pour catalyser l’effet, encore faudrait-il jouer avec ce bout de papier attaché à un pied avec un morceau de tissu rouge. Pour cela une équipe était dépêchée à l’atelier de couture des  bonnes sœurs pour s’y approvisionner.

Les boites de sauce tomate Salsa servaient de chaudrons aux petits sorciers que nous étions. La logistique s’arrangeait à trouver un peu d’huile pour la solution finale. Celle-ci consistait à plonger dans les boites Salsa remplies à moitié d’huile en ébullition nos  boucs plutôt lézards émissaires.

Ne le faisant pas pour « Parlons cuisine », « Top chef » ou je ne sais quelle autre émission culinaire les détails techniques étaient les derniers de nos soucis.

Il fallait distribuer à chacun un petit bout de chair mettre dans le tissu rouge. Pas besoin d’attendre une conférence de presse pour savoir l’équipe qui sera alignée par nos adversaires. Tout le monde connaissait tout le monde. Les plus géniaux et les pieds carrés, tous les joueurs y passaient.

Mais tout cela deviendrait vain si nous n’avions pas le graal. Notre pierre philosophale que de petits bestiaux nous offraient généreusement. Nyamugegena, ça s’appelle. Une sorte de château fort en bouts de bois que se construisent les chenilles pour leurs mues. Là, point de doute, avec Nyamugegena dissimulé à côté d’un poteau, nous avions la protection de tous les dieux du foot.

Efficace ou pas? Je n’en sais rien. Si on perdait, c’est que les autres bakaranze kudusumvya. Mais nous avions une bonne équipe. Noel dans les buts, c'était un mur. Neph en défense, un rempart. Au milieu, Wilson ou Zidane, le génie. Samuel, lui, venait d’une planète. On disait à nos adversaires qu’il  pouvait tirer un corner et venir marquer lui-même dans la tête. Une prouesse que même les concepteurs d’Olive et Tom et Shaolin Soccer n’ont pas osée...Ils n'ont pas connu bakaranga. Les pauvres.

 


dimanche 31 juillet 2022

Bienvenue chez les kirunyarwandophones

 




Il y’a quelques semaines, un « promoter » rwandais débarque sur Bujumbura. Son nom ne me disait absolument rien. Je zappe en premier lieu. Mais ses interventions semblent enflammer le microcosme des télés en ligne. Quelques célébrités partent en bisbilles les unes contre les autres. Je me résous à suivre ce mini buzz.

Fatakumavuta, un journaliste culturel comme les réseaux sociaux savent en produire actuellement aurait dit, à son retour au Rwanda qu’ « il n’y a pas de musique burundaise à jouer au Rwanda » et que, aurait-t-il ajouté « les stations burundaises passent plus de morceaux rwandais que les opus burundais ».

La pique fait mal aux fans de Buja Fleva. Mais pas tous. Certains sont d’accord avec lui dont Sat-b  qui a posté sur son Twitter : «  Thank you Fatakumavuta, uri umuntu w’umugabo cane (deux émojis rires), bariko baraniha » ou bien encore « Fatakumavuta yakubise mu jisho( émojis mort de rires)iminiho iminiho ».

Rebelote. Lors de son séjour au Burundi, Social Mula est aussi assailli des mêmes questions de la part des journalistes: « Jouez-vous notre musique, combien de chanteurs burundais connais-tu ? ». Diplomate, l’interpète de Hansange affirme que « les chansons de Buja Fleva passent sur les stations de Kigali et que lui-même doit son succès à Big Fizzo ».

On en fait les gros titres.

 Victoire!

Un professeur nous disait un jour que les Français nourrissent un certain complexe d’infériorité, qu’ils se comparent compulsivement à leurs voisins d’Outre-Rhin. Ce que certains médias français semblent affirmer d’ailleurs. À voir la récurrence des questions pour tâter, voire quémander un powerplay outre-Kanyaru, c’est à se demander si nos voisins du nord doivent nous adouber pour nous sentir bien dans nos mimanda.

Mais s’il est une chose dont on n’a vraiment pas besoin de demander un retour d’ascenseur, c’est la langue. Le dernier des slangs made in Kigali prend dans le quotidien de la jeunesse burundaise plus que la purée d’avocat dans les haricots dont on raffole dans nos internats.

Et il n’y a rien d’étonnant. On saigne à longueur de journées leurs chaines YouTube, le dernier Bruce Melody est accueilli comme summer anthem comme on dit, les canulars de leurs humoristes pullulent chez nous comme un virus dans un cluster.

Il nous est désormais difficile de trouver un équivalent d’icyuki  pour la bombe anatomique, imitoma et surtout la GRANDE STAR, Hahiye et ses dérivés. Hadashya se ? Pour ne citer que ceux-là. Ne parlons pas de présentateurs sportifs ou culturels qui deviennent de plus en plus des clones  de ce qui se fait dans les studios rwandais. Accent, vocabulaire n’en parlons même pas, le soft power opère comme par magie.

Sinon, tu ne chantes pas la dernière chanson qui se chante la bouche en cul de poule ? Mais tu vis sur quelle planète, bon sang ! Dore imbogo dore imvubu…

 

 

dimanche 6 mars 2022

Chez nous à Bwiza, on sait tout sur le conflit russo-ukrainien

 



Un Français fera son coq gaulois et se dressera sur les ergots pour affirmer que les Champs Elysées sont la plus belle avenue du monde. Laisse-le jaser. Un américain, en mode western, montera sur ses grands chevaux et dira que la cinquième avenue de New York est de loin la plus belle avenue du monde. Zappe. Ils ne savent pas ce que c’est la dixième avenue de Bwiza, plus précisément le comptoir de chez mon ami Gode.  Une perle.

Oubliez les clichés primaires des bars d’un certain Bwiza « où les hauts parleurs vomissent des musiques assourdissantes, des filles de joies partout et des néons qui assombrissent les lieux qu’ils ne les éclairent ». Non. Chez Gode, ça discute aussi. Plus que ça fatigue les tympans d’ailleurs avec des décibels dignes d’un stade du bouillant championnat turc.

Moi, j’aime bien passer le temps chez Gode. J’y rencontre souvent mon ami Pays,-contraction de Vieux Pays  en référence à son chauvinisme envers son pays la RDC, le Vieux Pays, le Grand Pays. Pays, c’est un moulin à paroles. Et Dieu merci. Cinq minutes avec  Pays, un régal.  Birago Diop a cru dénicher la perle rare en la personne d’Amadou Koumba et a publié ses contes, un grand succès. Pays ferait dix fois. Toutes les légendes urbaines datant de plus de soixante, Pays.

Et il n’y a que Pays. Je ne suis pas payé par le ministère du tourisme pour faire le Petit Futé de Bwiza, hein. Et d’ailleurs, le tourisme de masse, ça nous pourrirait l’ambiance – je vous épargne le juron préféré de Pays pour vous montrer à quel point j’en suis convaincu.

Voilà le décor planté, vous avez une idée sur notre nid douillet. Ce dimanche, tout fan de foot a probablement respiré au pouls de l’Etihad, le stade de Manchester City. Le Derby de Manchester, c’est un classique. Ça n’attire que mes amis habituels. Notre belle planète a de la visite. Et c’est bien pour mon Gode.

Et ces amis, ils ont une idée sur tout. La question de savoir s’il faut garder son silence quand on ne connait absolument rien sur un sujet n’est pas une question posée. Ce n’est pas la modestie qui va nous tuer chez Gode. Venez et on vous expliquera pourquoi tel s’est trompé sur un élément de la physique quantique ou pourquoi, en fait le E=mc² est une connerie.

Aujourd’hui, actualité oblige, on a traité du conflit russo-ukrainien. À chaque fois que la caméra montrait Zinchenko, un Ukrainien de City, il fallait parler de Poutine. Zelensky n’a pas encore la cote ici. On ne le connait presque pas. Tonton Vlad, oui. Beaucoup. « Et d’ailleurs, m’a lancé en Swahili un ancien joueur de première division qui allait me montrer qu’il est plus épatant quand il parle de foot que de géopolitique, Poutine a quinze visages. Les occidentaux ne peuvent pas l’arrêter. Ni mkali sana, il se déguise pour se protéger».

Je lui ai lancé un regard qui devrait crier « là, tu me prends comme un con en fait ». Mais comme il fallait montrer qu’il n’avait rien à envier aux spécialistes de la Russie qui viennent de remplacer ceux de la Covid, il a tenu à rappeler que « Poutine a signé que la coupe du monde ne se jouera pas après l’exclusion de son pays, en cas de résistance, il lancera le missile Satan 2 ».

Il connait les noms des missiles russes. Epatant.

Tonton Vlad, il est quand même chaud, hein.

Ce missile d’information n’a pas été intercepté par notre audience comme le feraient les boucliers anti missiles. Non. Il a été saisi comme une passe décisive pour marquer beaucoup plus de buts dans le camp ukrainien parce que, « après tout, affirmaient mes amis, Poutine est victime d’un complot ya wazungu, comme Khadafi et Sankara ».

Perso, je préfère presque ne rien savoir sur ce conflit. C’est un labyrinthe et j’envie ceux qui en ont une compréhension claire et nette.

J’espère que lors de la mi-temps du prochain Real-PSG, j’aurai plus de lumière.

 

vendredi 25 juin 2021

La chérie de Shetani

 



 



Vais-je vraiment soutenir la Belgique ? That was the question.

C’était un samedi ensoleillé comme on en trouve dans les étés burundais.  Les Diables rouges de Belgique allaient croiser leurs tridents avec les serres des Aigles de Carthage, l’équipe nationale de la Tunisie. Moi qui me suis fait traiter de tous les noms quand j’ai jubilé quand le Ghana s’est fait éliminer par l’Uruguay avais un brin de dilemme. Le matin, mon camarade de chambre du campus avait essayé tant bien que mal de me persuader de me joindre aux étudiants qui  allaient manifester contre la Belgique qui est accusée de toutes sortes de manipuler l’opposition pour des fins louches, opportunistes pour reprendre les mots de Claude, mon camarade.

Ca semblait sonner comme une évidence.

 « Un africain qui soutient une équipe africaine, cela va de soi », cette phrase, je l’ai entendue le jour où je suis passé à un cheveu du lynchage après avoir jubilé après le Ghana-Uruguay.  

Tu ne vas quand même pas récidiver.

Circonstance aggravante, la Belgique !

Pour la curiosité, je décidai quand même de me rendre au Bar Arena où la communauté belge régalait. Ils n’en manquent pas de chauvinisme, ces Belges ! Un but était assorti d’une tournée. Quand même. Qui connaît la chaleur des juillets burundais comprendra qu’une bière bien fraîche n’est jamais  de refus.

Short jaune et T-shirt rouge, pour faire belge, je me rendis à l’Arena le cœur léger. À vrai dire, je me foutais pas mal du match. L’entrée du bar ressemblait beaucoup plus à une buvette bruxelloise qu’à un bar de Bujumbura. Des jeunes filles en tenues décontractées vous peignaient le visage en rouge-jaune-noir. Je tendis les miennes volontiers.

-On vous met le noir aussi, vous en avez déjà pas mal, me dit une d’elles en riant.

Racisme ou humour belge, je ne compris rien.

-Vous  avez aussi du jaune sur vos joues alors que votre sourire ne l’est pas moins, répliquai-je sur le même ton que la Van der Racist.

1 partout !

-Excellente, vous ne manquez pas de répartie, vous autres burundais. Allez, bon match !

Ah, ces Belges ! l’Arena avait pris des airs de bacchanales. Bizarrement, il y’avait peu de Burundais. Ces fiers.  Tous avaient des visages  aux couleurs de la Belgique. Je reconnus un de mes professuers qui criait à gorge déployée qu’il est un flamand. Il mâtinait son Français d’un accent néerlandais.

Si les anticolonialistes le voyaient !  Mieux vaut se déclarer fanatique de l’ayatollah dans une réunion de la Licra que se déclarer Flamand devant les caciques nationalistes qui exècrent abakoroni, les colons.

Les buts, il en plut. À chaque goal, l’ambassadeur, en tenue de carnaval, distribuait en personne les bières. Heureusement que l’Arena est de ces endroits de Bujumbura où deux extrêmes se côtoient : les bobos qui se la jouent star de cinéma sur la Riviera et les pauvres téméraires, dont moi, qui y vont une fois les dix ans comme un pèlerinage à Notre Dame des Jouissances Le bar tenu par des polonais. Il est entré dans la conscience collective comme étant un lieu VVVVIP. L’autocensure a fait qu’il y’avait presque que les habitués des bars huppés. La racaille, c’était moi et quelques aventureux de mon calibre à la pêche de quelques bières gratis.

Au cinquième but, les bouteilles d’Amstel avait déjà grillé mes neurones.  Dans ma prime jeunesse, je fus un vrai pilier de bar. Il fallait au moins trois litres d’urwarwa, le vin de banane, pour m’émécher. Mais ça, c’était il y’a bien longtemps. Par je ne sais quel don de tribun niché en moi sans le connaitre, je me lançai dans des envolées lyriques sur la supériorité des Diables face aux autres équipes. Je fis de mon mieux pour rouler les R pour l’accent et parlai du bout des lèvres. Les gens autour de moi ne me prêtaient  qu’une attention feinte. Ils acquiesçaient du chef et détournaient aussitôt la tête. Cela ne m’empêcha tout de même pas de continuer à jouer les Habib Beye.  

-Ah c’est toi, fis une voix.

Je sentis quelqu’un me toucher par le dos. Je me retournai et… Van der Racist.

Son sourire découvrait une dentition jaunie visiblement par le tabac. Elle doit d’ailleurs fumer comme une locomotive, Van der Racist. Elle avait une clope à moitié grillé est un paquet de Supermatch dans sa main gauche.

-Alors Kody, on boit un coup où on continue d’amuser la galerie ?

Elle ! Si ça se trouve, elle me voyait déjà comme un phénomène de foire.

-Allez, insista-t-elle.

Une meuf qui te drague, à plus forte raison une blanche…pourquoi pas. Si elle fantasme sur les étalons noirs et qu’elle offre des euros ? Ne baise-t-on pour mille fois rien ?

J’acceptai l’invitation. En jouant les coudes pour fendre la foule de fêtards qui criaient « On est les Diables rouges tu vas voir comme ça bouge », Van der Racist me révéla que son vrai prénom était Ambre et que je n’avais pas à prendre un accent parce qu’elle n’aime pas trop les Flamands. 

-Alors là, compte sur moi, je m’en bas les couilles de vos querelles.

À ces mots, Ambre m’administra un bon coup de poing dans le bas ventre.

-Je t’aide à les battre, hein, dit-elle dans un éclat de rire.

Ces blanches là ! Deux heures avant on ne se connaissait pas et elle se permettait déjà ce genre de plaisanteries.

Quand nous arrivâmes sur une banquette clic clac se trouvant à coté de la piscine, je me laissai tomber sur ce sac à mousse comme un arbre qu’on abat. Je ressentais encore les douleurs de l’uppercut testiculaire. 

-Sinon Kody, tu prends quoi ?

Kody ? Donc pour elle, tous les noirs se prénomment Kody !

-Stéphane, pas Kody. Juste un Coca bien frais.

Demander un Coca à une belge en vacances d’été, après une victoire de leurs diablotins !  Elle me regarda comme si je venais de proférer le plus abominable des blasphèmes.

Fallait pas me souler la gueule non plus. Je sentais qu’une bière de plus me ferait gerber à coup sûr. Je lui lançai un regard suppliant.

-Tu m’aurais vu à Mugera, je buvais comme une vieille bagnole, maugréai-je en regrettant mes jeunes années de grand buveur.

À ces mots, le visage d’Ambre s’assombrit. Elle allait me ramener un Coca mais se rassit en me fixant le regard comme un hypnotiseur.

-Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?

En toute réponse, elle voyagea les bouts de ses doigts sur mon visage.

-Tu as dis Mugera ?

Elle prononçait Mugera comme un Burundais alors que beaucoup d’étranges le font avec un accent flagrant.

-Ouais, c’est là où j’ai fais mes études secondaires. Sept ans, Ambre.

Je vis que son visage devenait de plus en plus grave.

-Ecoute Steph, je suis venu au Burundi pour aider ma grand-mère à retrouver son seul amour de sa vie. Et elle dit qu’il est de Mugera. Elle nous a bercés avec son idylle avec un certain Shetani, un ouvrier de Mugera

Shetani ? Mais c’était mon griot à moi. Après une première année de lycée plus que foireuse à Gitega, mon père a décidé que je devais continuer ma scolarité à Mugera, loin des attraits de la ville. Au début j’avais des problèmes à me faire de nouveaux amis. Je me ressassais sans cesse les souvenirs de mes potes qui se plaisaient dans cette ville dont je voyais les lampes au loin, la nuit venu, seul à Mugera.

Que faisaient-ils ? Pensaient-ils à moi quand ils rencontraient les petites lycéennes qui nous faisaient fantasmer alors que moi je croupissais dans un séminaire à réciter des milliers de prières et litanies ?

Dans ce désert existentiel, j’avais un oasis, Shetani. On lui avait donné ce nom de Satan  en Kirundi parce qu’il savait presque tout sur tout ce qui est architecture ou tuyauterie du séminaire. Chez nous,  quand un footballeur de génie fait manger de l’herbe aux adversaires ou un élève brillant se démarque de ses camarades sur les points épate, on dit qu’il est fort comme Satan.

Shetani n’était pas juste fort que pour ça. Moi j’aimais le conteur intarissable en lui. Je quittais le réfectoire le cœur lourd d’impatience. Shetani c’était Shéhérazade et Homère réincarnés dans le corps d’un paysan burundais.

Il m’appelait son fils. Dans ses moments de délires de conteur, il me demandait si je lui avais rapporté le fusil pour buter un missionnaire qui lui avait giflé pour avoir cueilli une mangue. Evidemment, je ne l’avais pas. Je grignotais sur mon maigre argent de poche pour lui acheter Konyagi, une sorte de Vodka low coast venu d’Ouganda dont il raffolait.

Mais comment diantre, il a pu entretenir une relation avec la grand-mère d’Ambre ! Je n’y comprenais que dalle. Comment ne m’a-t-il rien raconté, lui qui ne se gênait pas de me raconter au détail près ses ébats avec les petites paysannes ?

Tu m’as trahi en faisant cela, Shetani !

Je racontai pendant une bonne heure ma particulière amitié avec Shetani à la supportrice des Diables qui semblait ne pas se soucier des couleurs de son pays qui fondaient sur son visage sous l’effet de la chaleur. Des petites goutes de sueur perlaient sur son front.

Sérieuse comme un inquisiteur qui prononce une excommunication, ma belge d’amie m’expliqua l’extrême urgence de voler au secours de sa pauvre grand-mère.

-Elle est au bord d’une étape avancée d’Alzheimer. Ses trous de mémoire deviennent de plus en plus récurrents. Elle ne veut pas sombrer dans ce vide avant de revoir son Shetani. C’est pour cela que je suis ici, je l’ai accompagnée.

Ambre avait la voix nouée par l’émotion. Pris d’empathie, je la serrai contre moi et lui tapotant légèrement.

-Je t’en prie, allons la voir maintenant. Elle sera soulagée.

Comment résister à cette supplication. La Van der Racist volubile s’était transformé en un rien de temps en une fille fragile qui ne demande que d’être soutenue et comprise.

Nous quittâmes le bar à pas pressé sans même dire au revoir à ses amies qui s’amusaient dans la piscine. Les messieurs avec qui j’étais sur le comptoir pendant le match nous regardait passer en me lançant des œillades sournoises qui semblaient me dire : « Petit, tu lèves déjà une blanche ? Fais lui montrer ce que c’est se laisser dans les bras d’un arrière petit fils d’un homme quia connu la chicotte  des bakoroni. »

Chez nous, l’expression du visage est plus explicite qu’un flot de mots. Mais qu’est ce qu’ils se gouraient !

Aussitôt sortis, elle héla un taxi pour l’hôtel Tropicana. Le gars doubla le prix. Une blanche, ce sont  des euros. J’essayai de m’interposer.

-Non laisse tomber, il y’a plus urgent, me dit Ambre sur un ton un brin autoritaire.

Le taximan me lança un regard qui disait à sûrement : « Connard ! »

Le long du trajet, elle ne m’adressa le moindre mot. Elle me pressait par moment la main que je lui avais tendue. Rien de plus. Ses yeux étaient devenus de plus en plus moites.

Elle fila au taximan un billet de dix mille francs, le double du prix convenu et lui dit de garder la monnaie. Naturellement, le chanceux m’adressa un sourire de vainqueur.

Deux minutes après, nous étions dans la chambre de sa mamy. Une vieille dame aux yeux bleus qui ont du être d’un charme fou dans ses jeunes années. En nous voyant entrer, plutôt en voyant sa petite fille son visage s’illumina.

-On a gagné ?demanda-t-elle.

Sa voix était aigüe et son accent chantant.

-Oui, répondit Ambre, mais j’ai rencontré Stéphane, il connaît Shetani.

La vieille me dévisagea cinq secondes, leva ses yeux et murmura des paroles à peine inaudibles en se signant.

Il y eut quelques secondes de silence dans la pièce. D’un geste des mains, la grand-mère d’Ambre me demanda de l’approcher. J’hésitai mais Ambre me poussa vers sa mamy. Cela m’encouragea à me laisser plus de dix secondes dans les bras squelettiques de la chérie de Shetani. Elle  desserra l’étreinte en posant le crucifix de son chapelet sur mon front. Le même geste que celui de Shetani le jour de la remise des diplômes de ma promotion en signe d’adieu et de bénédiction.

-Vous êtes un envoyé de Dieu mon fils, me dit-elle.

L’agnostique en moi renchérit que les voies du seigneur sont insondables, par politesse.

Ambre qui assistait à cette scène sans rien dire alla fouiller dans une valise d’où elle tira un gros carnet visiblement ancien mais tout de même bien entretenu. Elle le déposa sur à côté de sa grand-mère qui avait repris place sur une chaise.

-Allez, viens que je te montre ces petits trésors jeune homme.

Je m’exécutai.

La première partie était une forme d’album photos.

-Mais c’est la Ruvyironza là, m’exclamai-je en reconnaissant les méandres de la rivière qui serpente les pentes de vallées de Mugera avant de se jeter dans la Ruvubu comme Elle du Cantique des cantiques se jetterait dans les bras de Lui.

Je m’émerveillai de la façon dont les paysages n’avaient pas changé. Même la « pierre plate », un mégalithe  qui trainait la réputation de repaire de séminaristes qui satisfont leurs libidos refoulées avec de jeunes lycéennes était comme je l’ai connue sauf que sur ces clichés elle était en noir blanc.

Arrivée sur une photo d’un jeune homme en short, torse nue, posant aux cotés d’une blanche nubile, les mains de la grand-mère de mon amie de quelques heures se mirent à trembler comme traversées par une violente charge électrique. Je fus pris par une de ces trouilles. Je me tournai vers Ambre qui, péremptoire, haussa tout simplement les épaules en me disant que ça allait passer.

Il ne fallait pas vraiment être une lumière pour se rendre compte que ce couple  n’était d’autres que Shetani et sa dulcinée. Mon Pic de Mirandole passerait pour un mannequin aujourd’hui. La musculature développée assortie d’une taille imposante, il ne me mentait pas finalement quand il me disait qu’il faisait tourner les têtes des filles quand il était jeune. Agrippée sur son avant bras, la jeune fille semblait être prises d’un fou rire hilarant quand la photo  a été prise.

Une zone d’ombre persistait dans mon esprit. Une jeune blanche qui aime un indigène ? Cette histoire a  dû déranger.

J’osai la question.

L’interpellée inspira une bonne bouffée d’air et me fit cette confidence :

« Mon père était officier dans l’armée à Kitega. Après plusieurs années passées  au Congo il a été muté au Burundi. Il ne revenait que très rarement en Belgique. Pour moi, il vivait à travers les lettres qu’il envoyait souvent. J’ai créée une image assez idéalisée de ce père absent, ce brave homme qui tuait des lions et des gorilles dans les forets d’Afrique. Je brûlais de le voir souvent mais mon désir n’était satisfait que quelques semaines par année.

La situation s’est décantée quand ma mère a eu de violentes crises d’asthme. Après une kyrielle de séjours dans des thermes suisses, un médecin lui conseilla de passer une année au Burundi pour voir si le climat lui donnerait du répit.

Nous nous sommes établis à Gitega, moi, mes parents et mes deux frères. Quelques mois après notre installation, ma mère qui se sentait ragaillardie proposa une randonnée vers Mugera. 

La première lui a fait du bien et elle a alors pris goût à escalader les collines de cette région. Un jour, un serpent m’a mordu. Un jeune homme m’a sauvée en aspirant le venin par la morsure.

Nous nous sommes revus et quand les prêtres du séminaire  ont eu vent de notre liaison, cela a été un scandale. Mon père a failli être démis de ses fonctions. C’était une honte pour les blancs, me disait-il. Quand je leur ai annoncé que j’attendais un enfant de Shetani, j’ai été renvoyée en Belgique et ai été enfermée pendant plus de dix mois. Mon bébé m’a été enlevé, je ne l’ai plus revu, ni son père. »

Les spasmes reprirent de plus belle. Ambre prit des comprimés que la vieille s’empressa d’avaler.

J’avais peur pour elle. Elle respirait péniblement.

-Je n’arrive ni à manger, ni à dormir, ni à empêcher mes mains de trembler. Dès que le soleil se lèvera je quitterai cet endroit. Je dois absolument revoir Shetani.

Ce fut là le moment le plus douloureux de ma vie.

-Vous ne le verrez pas madame, cela fait cinq ans qu’il est mort. Vous pouvez être sur qu’il est parti en vous portant dans son cœur, lui qui ne s’est jamais remarié.

Le lendemain matin, Mathilde de La Beautoise, la grand-mère de mon amie Ambre  mourrait d’un arrêt cardiaque. Son dernier vœu fut d’être enterré à Mugera, aux côtés de Bibonimana Hyppolite, Shetani.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

samedi 4 juillet 2020

Les bus de Bujumbura, hauts lieux de l'ultracrepidarianisme

©Yaga


Chaque fois que je monte un bus, je me sens plus heureux qu’Ulysse dans ses voyages et de loin plus heureux que le pauvre Jason sur les routes de la conquête de la toison d’or. Dans les bus de Buja la belle, la coquette, l’érudite, les chances de rencontrer un Pic de la Mirandole ou un Léonard de Vinci sont statistiquement  dix fois plus élevées que celles de rencontrer un Mohammed dans une rue de  Marrakech. La Mecque des toutologues, quoi.

Un mot, extraordinairement chiant, semble définir cette race de voyageurs. L’ultracrepidarianisme. Oups! il fallait un vraiment que même l’Académie trouve un mot dont la longueur est à l’image même de la grandeur des nommés. À tout seigneur tout honneur.

Revenons sur le mystérieux nom. Pour faire simple, il désigne l’attitude de certaines personnes d’avoir une idée sur tout, vraiment tout, au risque de paraitre cuistre.

Ce penchant peut  virer à la pathologie. Un virus de la modestie, en plus virulent. Tiens, en parlant de virus j’ai récemment eu droit à un cours magistral sur la star du moment, la Covid 19.

Un monsieur apparemment à la lisière de la cinquantaine, confortablement assis sur le siège arrière se lance dans la genèse de ce fichu virus. Cet historien de la médicine pour l’occasion avance plusieurs thèses. Il n’y a aucune raison de se permettre le doute. C’est une arme biologique que les chinois ont inventé pour éradiquer les Africains. C’est indéniable dans la mesure où c’est par le même procédé que les occidentaux ont créées le SIDA pour les mêmes visées. Ahh, les sadico-cyniques!

Une mère assise deux rangées devant notre expert émet une réfutation. Elle ose.

-Mais comment donc ? Ce truc ne tue pas trop d’Africains comparativement aux autres.

Cette objection nous mène à une autre matière. Sans transition comme disent les présentateurs télés.

Séance Histoire de la médecine terminée. Nous entamons un autre cours, Philosophie politique. Chapitre premier, Machiavel pour les nuls. Le titulaire, un vétéran de seize dix sept ans qui tient à préciser en sa présentation l’insoutenable lourdeur de ses galons académiques. Ce creuset du savoir a entendu ce qu’il va nous partager dans une émission présentée par un journaliste rwandais, la coqueluche, le Stéphane Bern de ses followers.

Cela fait de lui quelqu’un qui mérite toute notre attention.

Avec l’assurance d’un professeur émérite qui compte sur la légitimité que peut lui conférer sa longue carrière, il nous explique pendant deux loooongues minutes comment les dirigeants des grandes puissances ne sourcillent pas quand il faut emprunter les chemins les plus vils parce que «  rafé jistif ré mwayé ».

Malheureusement pour nous, le bus arrive déjà au parking. Un autre monsieur allait se lancer dans une masterclass sur une somme théologique. À en croire les points saillants de son savant exposé, il devait nous dire en long et en large comment ce virus est plutôt une punition divine, que c’est une conséquence de la banalisation de l’homosexualité, que nous vivons probablement les derniers jours.

Quel gâchis! cette lumière qui se fond dans la masse humaine qui grouille au centre ville.

Moi qui emprunte un bus qui me laisse à la neuvième avenue de Nyakabiga trois ou au portail du campus Mutanga, je jalouse ce beau peuple de Kanyosha qui prend un temps fou y arriver à Ken City, embouteillages énormes aidant. Un Harvard mobile gratis. Pas étonnant que côté paroles Sat-B tutoie Bob Dylan…

vendredi 5 juin 2020

La viande fraîche




Tous les matins, j’aimerais crier. Crier ma détresse. Crier mon amertume. Crier sans la peur d’être prise pour une hystérique. Cela devrait me soulager, crier.

Chaque nouveau jour est une station de plus sur mon chemin de croix.
Aujourd’hui ne déroge pas à la piteuse règle. Hier j’ai passé toute la journée en espérant le petit sms du délégué qui annonce l’arrivée de la bourse sur nos comptes. Rien. Le bureau des bourses n’a pas encore donné le feu vert pour le déblocage de nos six mois d’arriérés. Putain six mois! Et tout le baratin qu’on nous a fait sur cette super-bourse. On nous a bassiné avec mille et un bienfaits de cette nouveau format de l’aide que notre très cher gouvernement a la bonne volonté de nous accorder comme le disait un de mes amies qui y croyait dur comme fer. Pour elle ce n’était pas des sous issus des impôts et taxes ou quelques subsides d’une organisation internationale. Non. Elle est à l’Etat-providence ce que Greta Thunberg est à l’écologie. Une fervente défenseure. Enfin, elle était ; actuellement elle doit déchanter.

Quand je me suis fait inscrire au Deux Rivières, j’ai eu comme la sensation de décrocher le graal.  Ce qu’on en dit est toute une mythologie complexe. Des noms élogieux. Des superlatifs sentant l’épopée. Je crois d’ailleurs que toutes les langues du monde sont pauvres pour trouver un mot qui exprime fidèlement l’image que les étudiants des Deux Rivières ont de leur université.

C’est dans les rites d’initiation que cette reproduction normative se perpétue. Je me souviens que nous avons chanté casser les cordes vocales que les Deux Rivières est la meilleure université du monde, que son laboratoire et sa bibliothèque sont les plus prisées du monde. Bien que le physique de plusieurs étudiants fasse penser qu’ils sont directement sortis d’une photographie des prisonniers d’Auschwitz le jour de la libération du camp, nous sommes convaincus qu’ils sont les plus bien nourris du monde.

Mais voilà maintenant que je dois me faire sauter par des sadiques pour pouvoir me payer un ONU. L’ONU, c’est un plat mosaïque qui contient tout ce qu’il y’a dans les marmites de nos restaurants. Le riz, les bananes, les pommes de terre, le haricot, le manioc, les amarantes, les choux, tout cela dans une même assiette. L’image est belle, hein. Comme l’amalgame de représentants de pays en plénière dans la  Maison de verre à New York, ainsi se côtoient nos mets dans un ONU.
                                 ***
Comme à son habitude le professeur d’anthropologie burundaise est particulièrement rasoir. Il nous explique à longueur de journées la grandeur de la civilisation burundaise. A chaque proverbe, il murmure, extatique, en écartant les bras comme un curé qui va bénir ses ouailles :

-Aaaaah, écoutez-moi ça. Vous captez l’extrême intelligence de nos ancêtres ?

 Pour lui, nous sommes des colonisés mentaux, nous voyons le monde avec des yeux des petits européens. Et moi, il me prend pour le parangon de cette déchéance. Si cette grande civilisation pouvait tout simplement me nourrir et ne pas me laisser écarter mes jambes pour un ONU, je me passerais bien de cette guerre de grandeurs entre civilisations.

Encore une fois, je lance un pavé de provocation dans sa mare de Burundimania.

-Mais monsieur nous étions moins d’un petit million dans les années 20 mais la famine a failli raser tout un peuple. Quelques centaines de milliers des gens sur tout ce territoire. Ce n’est pas intelligent ça.

Il me regarde avec un regard qui semble dire : « Toi petite garce, j’ai comme une envie de te casser la gueule ».

Il dit, ironiquement et simplement:
-Si tu veux un autre argument bidon comme tu en aimes, le roi de France vivait Versailles quand les nôtres vivaient dans des grandes huttes. Tu es contente là, pauvre colonisée. Raconte ça à tes amis ils seront content de toi, pouuuah!

Mes camarades rient. Je prends cela pour un sévère uppercut. J’essaie de rendre le coup sur ce ring de sarcasme.

-Ou leur dire que les profs de Deux Rivières sont supérieurs à ceux de Harvard.

L’auditoire pouffe. Là, la pique fait mal. L’ego de Cari- c’est son nom- est fragile tel un œuf. Il répète tout le temps que nous avons la chance d’être ses étudiants, que les profs de Deux Rivières sont les meilleurs du monde, que personne d’autre sur cette planète ne nous le dirait.

Il a saisi toute l’ironie de ma réponse.

Il reprend le cours.

Misère, mon téléphone sonne. Cari me lance un regard de jaguar qui repère une proie. Il exècre par-dessus tout les sonneries de téléphones en plein cours. Circonstance aggravante, je viens de l’humilier en douceur. La revanche est inévitable.

-Eh bien madame l’Européenne, me feras-tu le plaisir de sortir répondre à ton appel jusqu’à la fin de la journée?

J’essaie de m’expliquer. Il me coupe net. De toutes façons, ce serait plus facile de demander à un jeune gardien de la révolution iranienne de prier dans une synagogue que de demander à Cari de me laisser rester dans l’auditoire.

En rangeant mes affaires pour déguerpir, je vois qu’en plus d’un appel manqué j’ai aussi trois messages non lus.

Tous viennent de Dépanneur. C’est le surnom que nous avons donné à un garcon qui joue les maquereaux pour nous lier à des tontons. Innocent est son prénom. S’il porte assez mal son blaze d’innocent, il assure avec brio celui de dépanneur. C’est lui qui nous dépanne. Il a son petit réseau d’étudiantes qu’il branche aux hommes en manque de ce que nous appelons entre nous « la viande fraiche ». Les tarifs varient entre dix milles et vingt. Ça peut aller jusqu’à cinquante, tout dépend aussi de la générosité du tonton. Le dépanneur reçoit une commission de quarante pourcent.

Il rappelle. Laconique comme à son habitude, il dit avec sa voix grave:

- Dans deux heures, au carrefour.

Le carrefour, c’est son lupanar. Seuls ses amis proches savent ce que ce code signifie. Cent Mix, sa maison de production de musique dont la pancarte imposante domine l’entrée d’un complexe immobilier n’est qu’un écran pas trop rentable qui sert à dissimuler son double jeu. A l’intérieur, un dédale de corridor donne sur une suite de dix chambres qui servent de lieu de travail des associées d’Innocent.

Comme prévu je me rends au carrefour et y arrive avec une avance d’un quart d’heure.  J’ai juste pris la douche puis un maquillage des plus sommaires. Pas besoin de passer des heures devant un miroir. Les clients de la journée sont souvent des gars à la recherche d’un coup pressé et sont surtout des mauvais payeurs. Les vrais, c’est pour la nuit.

Je profite de mon exceptionnelle ponctualité pour papoter avec Willy le producteur de mon boss. Cela fait des semaines qu’il cherche à me convaincre de participer dans un clip vidéo d’un de ses amis chanteurs qui fait du dance hall. Même dans mes rêves les plus fous je ne me vois pas dans sur un écran en train de me déhancher. Je me tue à lui dire qu’au fond je suis une fille bien ,que ce que je fais c’est juste pour ne pas mourir de faim dans les pavillons universitaires. Lui me rétorque que je suis tout sauf ça, que je finirai par accepter le deal.  J’imagine la tête que ferait ma mère tapie dans ma campagne natale en me voyant dans un clip presque à poil twerkant frénétiquement. Elle en pleurerait, pour sûr.

Le téléphone sonne de nouveau. Toujours bref, Innocent me dit de me rendre dans la chambre 14. Je répète à Willy que je ne suis pas vraiment emballée par son offre et file.

J’ai déjà un pressentiment positif. La chambre 10 est le top du top. Entre amies, nous l’appelons la chambre d’or. Elle est au fond donc plus discrète mais elle est surtout prisée par les clients plus friqués car elle comporte une table de massage. Ce service après vente double la paye. Une aubaine.

J’y trouve un jeune homme qui doit être à l’aube de sa trentaine. En me voyant entrer, il sursaute, gêné. Quelques gouttes de sueur  perlent sur son front.

-Bonjour mamzelle, murmure-t-il.
-Salut.

Il a du mal à articuler. Je ne le sens pas dans son élément. Pour le mettre un peu à son aise j’allume le climatiseur et lui passe sur le visage un bout de tissu qu’il avait déposé sur l’oreiller.

Il me remercie en bégayant un merci presque inaudible.

Les clients ce sont comme des chiens. Il y’en a de plusieurs races. J’en ai connu des sadiques, des tendres, des radins, des machines à baiser, des éjaculateurs précoces en mode sprinteurs. Tout. Mais du genre de ce mou ventripotent qui me semble être un extraterrestre dont le vaisseau a échoué sur une planète inconnue, jamais.

Assis sur un coin du lit, il me regarde comme on regarde avec indifférence un vase qui se trouve dans votre salon depuis des lustres. Je ne le sens pas entreprenant et décide d’y aller franco.

-Sans préservatif ou avec ?
-Ah, excusez-moi madame, ça sera sans, naturellement.

Naturellement ? Mais qu’est-ce qu’il est con lui !

-Comment ça, na-tu-re-llement ?
-Il ne vous a pas briefé, Innocent ?
Il me gave ce con. Non seulement son vouvoiement me sidère mais aussi son coté évasif est à chier.
-Vous pouvez vous déshabiller s’il vous plait ?
 Mais bien sûr, gros con.

Je m’exécute, lascivement, histoire de réveiller un brin d’engouement. Rien.

Toujours ce visage impavide et benêt.

-Maintenant venez dans mes bras.

Il se lève et me serre fortement contre lui. Son pouls s’emballe. Il serre son étreinte. J’essaie de tâter son membre.

 Mou.

 Mais diantre, quel genre de psychopathe est ce pauvre garçon!

Dans un long râle sépulcral, il desserre son étau, essoufflé.

Je reste coite, immobile comme la statue de sel de la pauvre femme de Loth.
Monsieur va prendre une enveloppe dans un sac et me le tend en souriant.

-Tenez, vous êtes divinement bonne, une vraie viande fraiche. On se revoit si tu veux.

Je lutte contre une envie d’éclater en rires.

Je lui lace un regard interrogateur pour lui demander si c’est vraiment fini.

Il comprend et me dit en haussant les épaules:
-Bah, quoi ? Il y’a ceux qui arrivent à jouir en embrassant à longueur de journées des troncs d’arbres ?, dit-il en sortant.

J’opine du chef, poliment. Je me contrefous d’ailleurs des fantasmes de mes clients. Tant qu’ils payent, cela ne me regarde pas.
 J’ouvre l’enveloppe avec espoir de ne pas y trouver une sale plaisanterie.
Dix billets de dix milles francs ! Dans un si court temps! Je me rhabille vite. Il faut que j’aille raconter cette histoire à mes amies.

Demain je ne contredirai pas mon professeur. La bonne humeur puisée de cette brève aventure me fera avaler tout ce qu’il dira sans éveiller mes vieux démons de râleuse.

Bip ! Un message du délégué. Nous n’aurons pas la super bourse cette semaine. Tenez bon, ça sera peut-être la semaine prochaine. Large diffusion SVP.


 





jeudi 2 avril 2020

Journal d'un malade imaginaire




5h 30


Mais qu'est-ce qu'ils ont avec ce petit virus ? Si je rencontrais Molière je lui demanderais de réécrire le malade imaginaire et nous pondre une version covid-19 en mettant la planète terre à la place d'Argan.

1234 messages de 34 discussions. Tous parlent du désormais célèbre corona.

Ça va, on va laisser les gens en paix là ? Titeuf, prête-moi ta voix. Je veux lâcher un bon « lâchez mon slip pov'niouks !» .

Vrrrr vrrrrr vrrrr ! Mon téléphone vibre. La gueule de mon ami Jules s'affiche sur l’écran. Enfin une bonne nouvelle. Il me doit un peu de sous. Peut-être il va me demander mon numéro lumicash pour m'envoyer mes quinze balles.

- Oyooo, la forme ?,que je lui demande.
- Wapi musaza avec ce virus…
- Tu l'as chopé ?

 Je sens une sueur froide couler tout doucement dans le dos. Les images d'hier me reviennent. J'ai touché son téléphone quand il se la racontait en affirmant que sa meuf a la poitrine bien faite que Kim Kardashian (sans chirurgie esthétique, a-t-il souligné plus de trois fois) ; pour verifier,j'ai déplacé son verre quand le véto nous amené les brosbros,j'ai,j'ai,j'ai…
-Naaaan, dit-il( me rassure-t-il), je voulais juste te demander si tu peux me filer cinq balles pour acheter un désinfectant à ma…

Je lui décroche à la gueule. Crevard. Qu’est-ce que je me fiche de sa Kim Kardashian !

6h25

Dans le bus règne un silence de cimetière. Une dame assise sur le siège de devant à côté du chauffeur a mis sur max le volume de son téléphone pour nous faire écouter un audio qui parle du covid( encore lui).

Elle a l'air paniqué. Les chiffres de son « étude faite par des grands médecins européens » font peur. Ses propos ne le sont pas moins. C'est la fin du monde.

J'en ris.

-Elle exagère, tu sais, glisse-je à un jeune homme à ma droite.
Il s'efforce à me sourire. Un sourire plastique comme on dit.  Son attention est concentré sur le message de la mère de devant.

Il m'ignore. Comme si je n’étais plus là, il reprend la position dans laquelle je l'ai trouvé quand tout à coup il éternue.

ALERTE GENERALE. Tout le monde le regarde comme on regarderait un gars qui se balade avec le drapeau iranien devant le mur des lamentations.

Bis repetita. Il éternue de nouveau. Ah le fumier. Les yeux qui le regardent,apeurés, disent : «  éternuer dans le coude ou dans un mouchoir ça ne te dit rien,hein ? ».

Notre Jean-Baptiste en mode WhatsApp se signe. Peut-être y voit-elle un des signes de la fin du monde.

-Hahahaha, non c'est rien,temporise le pestiféré. Juste une grippette.

6h30
Des sifflets. Le président doit passer. La circulation est bloquée. Il faut que le mister passe en toute quiétude. Une fille dans la vingtaine paye et sort en jetant un regard indigné à mon voisin qui semble chercher désespérément un papier mouchoir dans ses poches. Elle porte une bague de fiançailles et ne veut peut-être pas mourir infectée par ce pauvre type.

Moi,je suis dans une mini quarantaine . Enfin,je crois. J'ai sorti la tête à travers la vitre et respire l'air immaculé. Plutôt me retrouver dans un réacteur de Fukushima que respirer l'air infesté de ce bus.

Le président passe. Je dois ranger ma caboche.
Le bus est presque vide. Les autres sont partis. Ils ont déjà diagnostiqué positif mon voisin. Je sors sans le toucher avant que le bus ne reparte. Une petite marche n'a jamais tué quelqu’un,d’ailleurs.

7h25

-Oooh, Landry, t'as vu que Casa de papel c'est pour bientôt.

C'est Micheline,Michou pour les collègues. Elle nous fatigue toujours avec ses séries. J'en regarde jamais,circonstance aggravante. Je lui dis quand même que je suis content pour elle. Si seulement tu pouvais ne pas en parler comme l’événement du siècle,je t’en serais éternellement reconnaissant.

Elle se lance dans une litanie d’exploits qui se trouveraient dans cette série. Elle prononce quelques noms avec un accent italien. J'en profite.

-Paulo( j'ai prononcé Paooolo) Dybala a chopé le coronavirus.
-C'est qui lui ?
-Il joue en Italie dans un club du Piémont qu'on surnomme la vielle dame coaché par Sarri…
-À plus.

Je le savais. Avec sa culture footballistique qui se limite aux abdos de Ronaldo et aux beaux yeux d'Ozil, j'ai trouvé de quoi la faire fuir.

Le bonheur ne dure pas. Elle revient accompagné du pestiféré du bus. La poisse. Lui !
- C'est un stagiaire, faudra tout lui montrer.

Rest in peace.

 Je suis un homme mort.

Je rattrape Michou avant qu'elle ne rentre dans son bureau.

- Tu veux me tuer, il a le cocococo
- Cococo quoi ? Attends, tu veux dire que…
- Oui.
Je ne pouvais pas la laisser terminer.

Je lui déroule toute l'histoire du bus. Elle me regarde d'un air louche et me dit en fermant fermement sa porte que le soir elle irait voir une amie qui a eu un bébé. Un euphémisme pour dire : « Notre rencart, c'est mort. T'as le covid-19 ».

 Au bureau je trouve Vomito Atchoum planté sur une chaise.

-Tu as touché mon ordinateur ?
-Non msthieee, fait-il en essayant de retenir un éternuement.
Je déménage et vais travailler dans le stock.

 C'est moins confortable mais, distanciation sociale oblige.

12h50

Un appel de Michou.

- Il faudra montrer à Luc où il va manger. Il doit avoir faim à cette heure,dit-elle de sa voix chantante.
- Luc ? C’est qui Luc ?
- Luc,Luc, Luc, Luc.
- Luky Luke ?

Je la sens énervée.

-Je ne suis pas d'humeur à faire des blagues, vraiment.
-Bah,moi aussi.
-Luc,le stagiaire.
Elle décroche.

Donc Vomito Atchoum c'est aussi Luc. Il va se demerder.

17h38

La fatigue. La sensation d'avoir escaladé l’Everest. Dure journée pleine de rapports à vérifier d'un côté et d'autre à envoyer à mille et un actionnaires de l’entreprise.
 Une bonne nouvelle pour terminer la journée. Le stagiaire a été suspendu «  pour des raisons qui lui seront signifiées ultérieurement ». J’ai comme l'envie de jubiler.

Je veux répondre a ce message que notre manager a envoyé dans le groupe WhatsApp de notre boîte par des émoticônes pouce levé. Quoi ?J’ai été retiré !
Je vais rejoindre le boss inbox pour lui signaler l'erreur.

Tiens. J'y trouve un message audio.  «  Revenez dans deux semaines,prenez soin de vous, ce n'est pas mortel. Michou nous a tout raconté. On ne va quand même pas prendre un tel risque de vous garder avec ce virus ».


Quand nous étions de petits marabouts du foot

  La coupe du monde débute à Doha. Les forfaits en cascade me font penser à nos anciens subterfuges de petits footballeurs de bibangano . ...