Vais-je vraiment
soutenir la Belgique ? That was the
question.
C’était un
samedi ensoleillé comme on en trouve dans les étés burundais. Les Diables rouges de Belgique allaient
croiser leurs tridents avec les serres des Aigles de Carthage, l’équipe
nationale de la Tunisie. Moi qui me suis fait traiter de tous les noms quand
j’ai jubilé quand le Ghana s’est fait éliminer par l’Uruguay avais un brin de
dilemme. Le matin, mon camarade de chambre du campus avait essayé tant bien que
mal de me persuader de me joindre aux étudiants qui allaient manifester contre la Belgique qui
est accusée de toutes sortes de manipuler l’opposition pour des fins louches,
opportunistes pour reprendre les mots de Claude, mon camarade.
Ca semblait
sonner comme une évidence.
« Un africain qui soutient une équipe
africaine, cela va de soi »,
cette phrase, je l’ai entendue le jour où je suis passé à un cheveu du lynchage
après avoir jubilé après le Ghana-Uruguay.
Tu ne vas quand même pas récidiver.
Circonstance
aggravante, la Belgique !
Pour la
curiosité, je décidai quand même de me rendre au Bar Arena où la communauté
belge régalait. Ils n’en manquent pas de chauvinisme, ces Belges ! Un but
était assorti d’une tournée. Quand même. Qui connaît la chaleur des juillets
burundais comprendra qu’une bière bien fraîche n’est jamais de refus.
Short jaune et
T-shirt rouge, pour faire belge, je me rendis à l’Arena le cœur léger. À vrai
dire, je me foutais pas mal du match. L’entrée du bar ressemblait beaucoup plus
à une buvette bruxelloise qu’à un bar de Bujumbura. Des jeunes filles en tenues
décontractées vous peignaient le visage en rouge-jaune-noir. Je tendis les
miennes volontiers.
-On vous met le
noir aussi, vous en avez déjà pas mal, me dit une d’elles en riant.
Racisme ou
humour belge, je ne compris rien.
-Vous avez aussi du jaune sur vos joues alors que
votre sourire ne l’est pas moins, répliquai-je sur le même ton que la Van der Racist.
1 partout !
-Excellente, vous
ne manquez pas de répartie, vous autres burundais. Allez, bon match !
Ah, ces
Belges ! l’Arena avait pris des airs de bacchanales. Bizarrement, il
y’avait peu de Burundais. Ces fiers.
Tous avaient des visages aux couleurs de la Belgique. Je reconnus un de mes professuers qui criait à gorge déployée
qu’il est un flamand. Il mâtinait son Français d’un accent néerlandais.
Si les anticolonialistes le voyaient ! Mieux
vaut se déclarer fanatique de l’ayatollah dans une réunion de la Licra que se
déclarer Flamand devant les caciques nationalistes qui exècrent abakoroni, les
colons.
Les buts, il en
plut. À chaque goal, l’ambassadeur, en tenue de carnaval, distribuait en
personne les bières. Heureusement que l’Arena est de ces endroits de Bujumbura
où deux extrêmes se côtoient : les bobos qui se la jouent star de cinéma
sur la Riviera et les pauvres téméraires, dont moi, qui y vont une fois les dix
ans comme un pèlerinage à Notre Dame des Jouissances Le bar tenu par des polonais.
Il est entré dans la conscience collective comme étant un lieu VVVVIP. L’autocensure
a fait qu’il y’avait presque que les habitués des bars huppés. La racaille,
c’était moi et quelques aventureux de mon calibre à la pêche de quelques bières
gratis.
Au cinquième
but, les bouteilles d’Amstel avait déjà grillé mes neurones. Dans ma prime jeunesse, je fus un vrai pilier
de bar. Il fallait au moins trois litres d’urwarwa, le vin de banane, pour
m’émécher. Mais ça, c’était il y’a bien longtemps. Par je ne sais quel don de
tribun niché en moi sans le connaitre, je me lançai dans des envolées lyriques
sur la supériorité des Diables face aux autres équipes. Je fis de mon mieux
pour rouler les R pour l’accent et parlai du bout des lèvres. Les gens autour
de moi ne me prêtaient qu’une attention
feinte. Ils acquiesçaient du chef et détournaient aussitôt la tête. Cela ne
m’empêcha tout de même pas de continuer à jouer les Habib Beye.
-Ah c’est toi,
fis une voix.
Je sentis
quelqu’un me toucher par le dos. Je me retournai et… Van der Racist.
Son sourire
découvrait une dentition jaunie visiblement par le tabac. Elle doit d’ailleurs
fumer comme une locomotive, Van der Racist. Elle avait une clope à moitié
grillé est un paquet de Supermatch dans sa main gauche.
-Alors Kody, on
boit un coup où on continue d’amuser la galerie ?
Elle ! Si
ça se trouve, elle me voyait déjà comme un phénomène de foire.
-Allez,
insista-t-elle.
Une meuf qui te
drague, à plus forte raison une blanche…pourquoi pas. Si elle fantasme sur les
étalons noirs et qu’elle offre des euros ? Ne baise-t-on pour mille fois
rien ?
J’acceptai l’invitation.
En jouant les coudes pour fendre la foule de fêtards qui criaient « On est
les Diables rouges tu vas voir comme ça bouge », Van der Racist me révéla
que son vrai prénom était Ambre et que je n’avais pas à prendre un accent parce
qu’elle n’aime pas trop les Flamands.
-Alors là,
compte sur moi, je m’en bas les couilles de vos querelles.
À ces mots,
Ambre m’administra un bon coup de poing dans le bas ventre.
-Je t’aide à les
battre, hein, dit-elle dans un éclat de rire.
Ces blanches
là ! Deux heures avant on ne se connaissait pas et elle se permettait déjà
ce genre de plaisanteries.
Quand nous
arrivâmes sur une banquette clic clac se trouvant à coté de la piscine, je me
laissai tomber sur ce sac à mousse comme un arbre qu’on abat. Je ressentais
encore les douleurs de l’uppercut testiculaire.
-Sinon Kody, tu
prends quoi ?
Kody ? Donc
pour elle, tous les noirs se prénomment Kody !
-Stéphane, pas
Kody. Juste un Coca bien frais.
Demander un Coca
à une belge en vacances d’été, après une victoire de leurs
diablotins ! Elle me regarda comme
si je venais de proférer le plus abominable des blasphèmes.
Fallait pas me
souler la gueule non plus. Je sentais qu’une bière de plus me ferait gerber à
coup sûr. Je lui lançai un regard suppliant.
-Tu m’aurais vu
à Mugera, je buvais comme une vieille bagnole, maugréai-je en regrettant mes
jeunes années de grand buveur.
À ces mots, le
visage d’Ambre s’assombrit. Elle allait me ramener un Coca mais se rassit en me
fixant le regard comme un hypnotiseur.
-Quoi ?
Pourquoi tu me regardes comme ça ?
En toute
réponse, elle voyagea les bouts de ses doigts sur mon visage.
-Tu as dis
Mugera ?
Elle prononçait
Mugera comme un Burundais alors que beaucoup d’étranges le font avec un accent
flagrant.
-Ouais, c’est là
où j’ai fais mes études secondaires. Sept ans, Ambre.
Je vis que son
visage devenait de plus en plus grave.
-Ecoute Steph,
je suis venu au Burundi pour aider ma grand-mère à retrouver son seul amour de
sa vie. Et elle dit qu’il est de Mugera. Elle nous a bercés avec son idylle
avec un certain Shetani, un ouvrier de Mugera
Shetani ?
Mais c’était mon griot à moi. Après une première année de lycée plus que
foireuse à Gitega, mon père a décidé que je devais continuer ma scolarité à
Mugera, loin des attraits de la ville. Au début j’avais des problèmes à me
faire de nouveaux amis. Je me ressassais sans cesse les souvenirs de mes potes
qui se plaisaient dans cette ville dont je voyais les lampes au loin, la nuit
venu, seul à Mugera.
Que
faisaient-ils ? Pensaient-ils à moi quand ils rencontraient les petites
lycéennes qui nous faisaient fantasmer alors que moi je croupissais dans un
séminaire à réciter des milliers de prières et litanies ?
Dans ce désert
existentiel, j’avais un oasis, Shetani. On lui avait donné ce nom de Satan en Kirundi parce qu’il savait presque tout
sur tout ce qui est architecture ou tuyauterie du séminaire. Chez nous, quand un footballeur de génie fait manger de
l’herbe aux adversaires ou un élève brillant se démarque de ses camarades sur
les points épate, on dit qu’il est fort comme Satan.
Shetani n’était
pas juste fort que pour ça. Moi j’aimais le conteur intarissable en lui. Je
quittais le réfectoire le cœur lourd d’impatience. Shetani c’était Shéhérazade
et Homère réincarnés dans le corps d’un paysan burundais.
Il m’appelait
son fils. Dans ses moments de délires de conteur, il me demandait si je lui
avais rapporté le fusil pour buter un missionnaire qui lui avait giflé pour
avoir cueilli une mangue. Evidemment, je ne l’avais pas. Je grignotais sur mon
maigre argent de poche pour lui acheter Konyagi, une sorte de Vodka low coast
venu d’Ouganda dont il raffolait.
Mais comment
diantre, il a pu entretenir une relation avec la grand-mère d’Ambre ! Je
n’y comprenais que dalle. Comment ne m’a-t-il rien raconté, lui qui ne se
gênait pas de me raconter au détail près ses ébats avec les petites
paysannes ?
Tu m’as trahi en faisant cela, Shetani !
Je racontai
pendant une bonne heure ma particulière amitié avec Shetani à la supportrice
des Diables qui semblait ne pas se soucier des couleurs de son pays qui fondaient
sur son visage sous l’effet de la chaleur. Des petites goutes de sueur
perlaient sur son front.
Sérieuse comme
un inquisiteur qui prononce une excommunication, ma belge d’amie m’expliqua
l’extrême urgence de voler au secours de sa pauvre grand-mère.
-Elle est au
bord d’une étape avancée d’Alzheimer. Ses trous de mémoire deviennent de plus
en plus récurrents. Elle ne veut pas sombrer dans ce vide avant de revoir son
Shetani. C’est pour cela que je suis ici, je l’ai accompagnée.
Ambre avait la
voix nouée par l’émotion. Pris d’empathie, je la serrai contre moi et lui
tapotant légèrement.
-Je t’en prie,
allons la voir maintenant. Elle sera soulagée.
Comment résister
à cette supplication. La Van der Racist volubile s’était transformé en un rien
de temps en une fille fragile qui ne demande que d’être soutenue et comprise.
Nous quittâmes
le bar à pas pressé sans même dire au revoir à ses amies qui s’amusaient dans
la piscine. Les messieurs avec qui j’étais sur le comptoir pendant le match
nous regardait passer en me lançant des œillades sournoises qui semblaient me
dire : « Petit, tu lèves déjà une blanche ? Fais lui
montrer ce que c’est se laisser dans les bras d’un arrière petit fils d’un
homme quia connu la chicotte des bakoroni. »
Chez nous,
l’expression du visage est plus explicite qu’un flot de mots. Mais qu’est ce
qu’ils se gouraient !
Aussitôt sortis,
elle héla un taxi pour l’hôtel Tropicana. Le gars doubla le prix. Une blanche,
ce sont des euros. J’essayai de
m’interposer.
-Non laisse
tomber, il y’a plus urgent, me dit Ambre sur un ton un brin autoritaire.
Le taximan me
lança un regard qui disait à sûrement : « Connard ! »
Le long du
trajet, elle ne m’adressa le moindre mot. Elle me pressait par moment la main
que je lui avais tendue. Rien de plus. Ses yeux étaient devenus de plus en plus
moites.
Elle fila au
taximan un billet de dix mille francs, le double du prix convenu et lui dit de
garder la monnaie. Naturellement, le chanceux m’adressa un sourire de
vainqueur.
Deux minutes
après, nous étions dans la chambre de sa mamy. Une vieille dame aux yeux bleus
qui ont du être d’un charme fou dans ses jeunes années. En nous voyant entrer, plutôt
en voyant sa petite fille son visage s’illumina.
-On a
gagné ?demanda-t-elle.
Sa voix était
aigüe et son accent chantant.
-Oui, répondit
Ambre, mais j’ai rencontré Stéphane, il connaît Shetani.
La vieille me
dévisagea cinq secondes, leva ses yeux et murmura des paroles à peine
inaudibles en se signant.
Il y eut
quelques secondes de silence dans la pièce. D’un geste des mains, la grand-mère
d’Ambre me demanda de l’approcher. J’hésitai mais Ambre me poussa vers sa mamy.
Cela m’encouragea à me laisser plus de dix secondes dans les bras squelettiques
de la chérie de Shetani. Elle desserra
l’étreinte en posant le crucifix de son chapelet sur mon front. Le même geste
que celui de Shetani le jour de la remise des diplômes de ma promotion en signe
d’adieu et de bénédiction.
-Vous êtes un
envoyé de Dieu mon fils, me dit-elle.
L’agnostique en
moi renchérit que les voies du seigneur sont insondables, par politesse.
Ambre qui
assistait à cette scène sans rien dire alla fouiller dans une valise d’où elle
tira un gros carnet visiblement ancien mais tout de même bien entretenu. Elle
le déposa sur à côté de sa grand-mère qui avait repris place sur une chaise.
-Allez, viens
que je te montre ces petits trésors jeune homme.
Je m’exécutai.
La première
partie était une forme d’album photos.
-Mais c’est la
Ruvyironza là, m’exclamai-je en reconnaissant les méandres de la rivière qui
serpente les pentes de vallées de Mugera avant de se jeter dans la Ruvubu comme
Elle du Cantique des cantiques se jetterait dans les bras de Lui.
Je m’émerveillai
de la façon dont les paysages n’avaient pas changé. Même la « pierre plate »,
un mégalithe qui trainait la réputation
de repaire de séminaristes qui satisfont leurs libidos refoulées avec de jeunes
lycéennes était comme je l’ai connue sauf que sur ces clichés elle était en
noir blanc.
Arrivée sur une
photo d’un jeune homme en short, torse nue, posant aux cotés d’une blanche
nubile, les mains de la grand-mère de mon amie de quelques heures se mirent à
trembler comme traversées par une violente charge électrique. Je fus pris par
une de ces trouilles. Je me tournai vers Ambre qui, péremptoire, haussa tout
simplement les épaules en me disant que ça allait passer.
Il ne fallait
pas vraiment être une lumière pour se rendre compte que ce couple n’était d’autres que Shetani et sa dulcinée.
Mon Pic de Mirandole passerait pour un mannequin aujourd’hui. La musculature
développée assortie d’une taille imposante, il ne me mentait pas finalement
quand il me disait qu’il faisait tourner les têtes des filles quand il était
jeune. Agrippée sur son avant bras, la jeune fille semblait être prises d’un
fou rire hilarant quand la photo a été
prise.
Une zone d’ombre
persistait dans mon esprit. Une jeune blanche qui aime un indigène ? Cette
histoire a dû déranger.
J’osai la
question.
L’interpellée
inspira une bonne bouffée d’air et me fit cette confidence :
« Mon père
était officier dans l’armée à Kitega. Après plusieurs années passées au Congo il a été muté au Burundi. Il ne
revenait que très rarement en Belgique. Pour moi, il vivait à travers les
lettres qu’il envoyait souvent. J’ai créée une image assez idéalisée de ce père
absent, ce brave homme qui tuait des lions et des gorilles dans les forets
d’Afrique. Je brûlais de le voir souvent mais mon désir n’était satisfait que
quelques semaines par année.
La situation
s’est décantée quand ma mère a eu de violentes crises d’asthme. Après une
kyrielle de séjours dans des thermes suisses, un médecin lui conseilla de
passer une année au Burundi pour voir si le climat lui donnerait du répit.
Nous nous sommes
établis à Gitega, moi, mes parents et mes deux frères. Quelques mois après
notre installation, ma mère qui se sentait ragaillardie proposa une randonnée
vers Mugera.
La première lui
a fait du bien et elle a alors pris goût à escalader les collines de cette
région. Un jour, un serpent m’a mordu. Un jeune homme m’a sauvée en aspirant le
venin par la morsure.
Nous nous sommes
revus et quand les prêtres du séminaire
ont eu vent de notre liaison, cela a été un scandale. Mon père a failli
être démis de ses fonctions. C’était une honte pour les blancs, me disait-il.
Quand je leur ai annoncé que j’attendais un enfant de Shetani, j’ai été
renvoyée en Belgique et ai été enfermée pendant plus de dix mois. Mon bébé m’a
été enlevé, je ne l’ai plus revu, ni son père. »
Les spasmes
reprirent de plus belle. Ambre prit des comprimés que la vieille s’empressa
d’avaler.
J’avais peur
pour elle. Elle respirait péniblement.
-Je n’arrive ni
à manger, ni à dormir, ni à empêcher mes mains de trembler. Dès que le soleil
se lèvera je quitterai cet endroit. Je dois absolument revoir Shetani.
Ce fut là le
moment le plus douloureux de ma vie.
-Vous ne le
verrez pas madame, cela fait cinq ans qu’il est mort. Vous pouvez être sur
qu’il est parti en vous portant dans son cœur, lui qui ne s’est jamais remarié.
Le lendemain
matin, Mathilde de La Beautoise, la grand-mère de mon amie Ambre mourrait d’un arrêt cardiaque. Son dernier
vœu fut d’être enterré à Mugera, aux côtés de Bibonimana Hyppolite, Shetani.