vendredi 25 juin 2021

La chérie de Shetani

 



 



Vais-je vraiment soutenir la Belgique ? That was the question.

C’était un samedi ensoleillé comme on en trouve dans les étés burundais.  Les Diables rouges de Belgique allaient croiser leurs tridents avec les serres des Aigles de Carthage, l’équipe nationale de la Tunisie. Moi qui me suis fait traiter de tous les noms quand j’ai jubilé quand le Ghana s’est fait éliminer par l’Uruguay avais un brin de dilemme. Le matin, mon camarade de chambre du campus avait essayé tant bien que mal de me persuader de me joindre aux étudiants qui  allaient manifester contre la Belgique qui est accusée de toutes sortes de manipuler l’opposition pour des fins louches, opportunistes pour reprendre les mots de Claude, mon camarade.

Ca semblait sonner comme une évidence.

 « Un africain qui soutient une équipe africaine, cela va de soi », cette phrase, je l’ai entendue le jour où je suis passé à un cheveu du lynchage après avoir jubilé après le Ghana-Uruguay.  

Tu ne vas quand même pas récidiver.

Circonstance aggravante, la Belgique !

Pour la curiosité, je décidai quand même de me rendre au Bar Arena où la communauté belge régalait. Ils n’en manquent pas de chauvinisme, ces Belges ! Un but était assorti d’une tournée. Quand même. Qui connaît la chaleur des juillets burundais comprendra qu’une bière bien fraîche n’est jamais  de refus.

Short jaune et T-shirt rouge, pour faire belge, je me rendis à l’Arena le cœur léger. À vrai dire, je me foutais pas mal du match. L’entrée du bar ressemblait beaucoup plus à une buvette bruxelloise qu’à un bar de Bujumbura. Des jeunes filles en tenues décontractées vous peignaient le visage en rouge-jaune-noir. Je tendis les miennes volontiers.

-On vous met le noir aussi, vous en avez déjà pas mal, me dit une d’elles en riant.

Racisme ou humour belge, je ne compris rien.

-Vous  avez aussi du jaune sur vos joues alors que votre sourire ne l’est pas moins, répliquai-je sur le même ton que la Van der Racist.

1 partout !

-Excellente, vous ne manquez pas de répartie, vous autres burundais. Allez, bon match !

Ah, ces Belges ! l’Arena avait pris des airs de bacchanales. Bizarrement, il y’avait peu de Burundais. Ces fiers.  Tous avaient des visages  aux couleurs de la Belgique. Je reconnus un de mes professuers qui criait à gorge déployée qu’il est un flamand. Il mâtinait son Français d’un accent néerlandais.

Si les anticolonialistes le voyaient !  Mieux vaut se déclarer fanatique de l’ayatollah dans une réunion de la Licra que se déclarer Flamand devant les caciques nationalistes qui exècrent abakoroni, les colons.

Les buts, il en plut. À chaque goal, l’ambassadeur, en tenue de carnaval, distribuait en personne les bières. Heureusement que l’Arena est de ces endroits de Bujumbura où deux extrêmes se côtoient : les bobos qui se la jouent star de cinéma sur la Riviera et les pauvres téméraires, dont moi, qui y vont une fois les dix ans comme un pèlerinage à Notre Dame des Jouissances Le bar tenu par des polonais. Il est entré dans la conscience collective comme étant un lieu VVVVIP. L’autocensure a fait qu’il y’avait presque que les habitués des bars huppés. La racaille, c’était moi et quelques aventureux de mon calibre à la pêche de quelques bières gratis.

Au cinquième but, les bouteilles d’Amstel avait déjà grillé mes neurones.  Dans ma prime jeunesse, je fus un vrai pilier de bar. Il fallait au moins trois litres d’urwarwa, le vin de banane, pour m’émécher. Mais ça, c’était il y’a bien longtemps. Par je ne sais quel don de tribun niché en moi sans le connaitre, je me lançai dans des envolées lyriques sur la supériorité des Diables face aux autres équipes. Je fis de mon mieux pour rouler les R pour l’accent et parlai du bout des lèvres. Les gens autour de moi ne me prêtaient  qu’une attention feinte. Ils acquiesçaient du chef et détournaient aussitôt la tête. Cela ne m’empêcha tout de même pas de continuer à jouer les Habib Beye.  

-Ah c’est toi, fis une voix.

Je sentis quelqu’un me toucher par le dos. Je me retournai et… Van der Racist.

Son sourire découvrait une dentition jaunie visiblement par le tabac. Elle doit d’ailleurs fumer comme une locomotive, Van der Racist. Elle avait une clope à moitié grillé est un paquet de Supermatch dans sa main gauche.

-Alors Kody, on boit un coup où on continue d’amuser la galerie ?

Elle ! Si ça se trouve, elle me voyait déjà comme un phénomène de foire.

-Allez, insista-t-elle.

Une meuf qui te drague, à plus forte raison une blanche…pourquoi pas. Si elle fantasme sur les étalons noirs et qu’elle offre des euros ? Ne baise-t-on pour mille fois rien ?

J’acceptai l’invitation. En jouant les coudes pour fendre la foule de fêtards qui criaient « On est les Diables rouges tu vas voir comme ça bouge », Van der Racist me révéla que son vrai prénom était Ambre et que je n’avais pas à prendre un accent parce qu’elle n’aime pas trop les Flamands. 

-Alors là, compte sur moi, je m’en bas les couilles de vos querelles.

À ces mots, Ambre m’administra un bon coup de poing dans le bas ventre.

-Je t’aide à les battre, hein, dit-elle dans un éclat de rire.

Ces blanches là ! Deux heures avant on ne se connaissait pas et elle se permettait déjà ce genre de plaisanteries.

Quand nous arrivâmes sur une banquette clic clac se trouvant à coté de la piscine, je me laissai tomber sur ce sac à mousse comme un arbre qu’on abat. Je ressentais encore les douleurs de l’uppercut testiculaire. 

-Sinon Kody, tu prends quoi ?

Kody ? Donc pour elle, tous les noirs se prénomment Kody !

-Stéphane, pas Kody. Juste un Coca bien frais.

Demander un Coca à une belge en vacances d’été, après une victoire de leurs diablotins !  Elle me regarda comme si je venais de proférer le plus abominable des blasphèmes.

Fallait pas me souler la gueule non plus. Je sentais qu’une bière de plus me ferait gerber à coup sûr. Je lui lançai un regard suppliant.

-Tu m’aurais vu à Mugera, je buvais comme une vieille bagnole, maugréai-je en regrettant mes jeunes années de grand buveur.

À ces mots, le visage d’Ambre s’assombrit. Elle allait me ramener un Coca mais se rassit en me fixant le regard comme un hypnotiseur.

-Quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?

En toute réponse, elle voyagea les bouts de ses doigts sur mon visage.

-Tu as dis Mugera ?

Elle prononçait Mugera comme un Burundais alors que beaucoup d’étranges le font avec un accent flagrant.

-Ouais, c’est là où j’ai fais mes études secondaires. Sept ans, Ambre.

Je vis que son visage devenait de plus en plus grave.

-Ecoute Steph, je suis venu au Burundi pour aider ma grand-mère à retrouver son seul amour de sa vie. Et elle dit qu’il est de Mugera. Elle nous a bercés avec son idylle avec un certain Shetani, un ouvrier de Mugera

Shetani ? Mais c’était mon griot à moi. Après une première année de lycée plus que foireuse à Gitega, mon père a décidé que je devais continuer ma scolarité à Mugera, loin des attraits de la ville. Au début j’avais des problèmes à me faire de nouveaux amis. Je me ressassais sans cesse les souvenirs de mes potes qui se plaisaient dans cette ville dont je voyais les lampes au loin, la nuit venu, seul à Mugera.

Que faisaient-ils ? Pensaient-ils à moi quand ils rencontraient les petites lycéennes qui nous faisaient fantasmer alors que moi je croupissais dans un séminaire à réciter des milliers de prières et litanies ?

Dans ce désert existentiel, j’avais un oasis, Shetani. On lui avait donné ce nom de Satan  en Kirundi parce qu’il savait presque tout sur tout ce qui est architecture ou tuyauterie du séminaire. Chez nous,  quand un footballeur de génie fait manger de l’herbe aux adversaires ou un élève brillant se démarque de ses camarades sur les points épate, on dit qu’il est fort comme Satan.

Shetani n’était pas juste fort que pour ça. Moi j’aimais le conteur intarissable en lui. Je quittais le réfectoire le cœur lourd d’impatience. Shetani c’était Shéhérazade et Homère réincarnés dans le corps d’un paysan burundais.

Il m’appelait son fils. Dans ses moments de délires de conteur, il me demandait si je lui avais rapporté le fusil pour buter un missionnaire qui lui avait giflé pour avoir cueilli une mangue. Evidemment, je ne l’avais pas. Je grignotais sur mon maigre argent de poche pour lui acheter Konyagi, une sorte de Vodka low coast venu d’Ouganda dont il raffolait.

Mais comment diantre, il a pu entretenir une relation avec la grand-mère d’Ambre ! Je n’y comprenais que dalle. Comment ne m’a-t-il rien raconté, lui qui ne se gênait pas de me raconter au détail près ses ébats avec les petites paysannes ?

Tu m’as trahi en faisant cela, Shetani !

Je racontai pendant une bonne heure ma particulière amitié avec Shetani à la supportrice des Diables qui semblait ne pas se soucier des couleurs de son pays qui fondaient sur son visage sous l’effet de la chaleur. Des petites goutes de sueur perlaient sur son front.

Sérieuse comme un inquisiteur qui prononce une excommunication, ma belge d’amie m’expliqua l’extrême urgence de voler au secours de sa pauvre grand-mère.

-Elle est au bord d’une étape avancée d’Alzheimer. Ses trous de mémoire deviennent de plus en plus récurrents. Elle ne veut pas sombrer dans ce vide avant de revoir son Shetani. C’est pour cela que je suis ici, je l’ai accompagnée.

Ambre avait la voix nouée par l’émotion. Pris d’empathie, je la serrai contre moi et lui tapotant légèrement.

-Je t’en prie, allons la voir maintenant. Elle sera soulagée.

Comment résister à cette supplication. La Van der Racist volubile s’était transformé en un rien de temps en une fille fragile qui ne demande que d’être soutenue et comprise.

Nous quittâmes le bar à pas pressé sans même dire au revoir à ses amies qui s’amusaient dans la piscine. Les messieurs avec qui j’étais sur le comptoir pendant le match nous regardait passer en me lançant des œillades sournoises qui semblaient me dire : « Petit, tu lèves déjà une blanche ? Fais lui montrer ce que c’est se laisser dans les bras d’un arrière petit fils d’un homme quia connu la chicotte  des bakoroni. »

Chez nous, l’expression du visage est plus explicite qu’un flot de mots. Mais qu’est ce qu’ils se gouraient !

Aussitôt sortis, elle héla un taxi pour l’hôtel Tropicana. Le gars doubla le prix. Une blanche, ce sont  des euros. J’essayai de m’interposer.

-Non laisse tomber, il y’a plus urgent, me dit Ambre sur un ton un brin autoritaire.

Le taximan me lança un regard qui disait à sûrement : « Connard ! »

Le long du trajet, elle ne m’adressa le moindre mot. Elle me pressait par moment la main que je lui avais tendue. Rien de plus. Ses yeux étaient devenus de plus en plus moites.

Elle fila au taximan un billet de dix mille francs, le double du prix convenu et lui dit de garder la monnaie. Naturellement, le chanceux m’adressa un sourire de vainqueur.

Deux minutes après, nous étions dans la chambre de sa mamy. Une vieille dame aux yeux bleus qui ont du être d’un charme fou dans ses jeunes années. En nous voyant entrer, plutôt en voyant sa petite fille son visage s’illumina.

-On a gagné ?demanda-t-elle.

Sa voix était aigüe et son accent chantant.

-Oui, répondit Ambre, mais j’ai rencontré Stéphane, il connaît Shetani.

La vieille me dévisagea cinq secondes, leva ses yeux et murmura des paroles à peine inaudibles en se signant.

Il y eut quelques secondes de silence dans la pièce. D’un geste des mains, la grand-mère d’Ambre me demanda de l’approcher. J’hésitai mais Ambre me poussa vers sa mamy. Cela m’encouragea à me laisser plus de dix secondes dans les bras squelettiques de la chérie de Shetani. Elle  desserra l’étreinte en posant le crucifix de son chapelet sur mon front. Le même geste que celui de Shetani le jour de la remise des diplômes de ma promotion en signe d’adieu et de bénédiction.

-Vous êtes un envoyé de Dieu mon fils, me dit-elle.

L’agnostique en moi renchérit que les voies du seigneur sont insondables, par politesse.

Ambre qui assistait à cette scène sans rien dire alla fouiller dans une valise d’où elle tira un gros carnet visiblement ancien mais tout de même bien entretenu. Elle le déposa sur à côté de sa grand-mère qui avait repris place sur une chaise.

-Allez, viens que je te montre ces petits trésors jeune homme.

Je m’exécutai.

La première partie était une forme d’album photos.

-Mais c’est la Ruvyironza là, m’exclamai-je en reconnaissant les méandres de la rivière qui serpente les pentes de vallées de Mugera avant de se jeter dans la Ruvubu comme Elle du Cantique des cantiques se jetterait dans les bras de Lui.

Je m’émerveillai de la façon dont les paysages n’avaient pas changé. Même la « pierre plate », un mégalithe  qui trainait la réputation de repaire de séminaristes qui satisfont leurs libidos refoulées avec de jeunes lycéennes était comme je l’ai connue sauf que sur ces clichés elle était en noir blanc.

Arrivée sur une photo d’un jeune homme en short, torse nue, posant aux cotés d’une blanche nubile, les mains de la grand-mère de mon amie de quelques heures se mirent à trembler comme traversées par une violente charge électrique. Je fus pris par une de ces trouilles. Je me tournai vers Ambre qui, péremptoire, haussa tout simplement les épaules en me disant que ça allait passer.

Il ne fallait pas vraiment être une lumière pour se rendre compte que ce couple  n’était d’autres que Shetani et sa dulcinée. Mon Pic de Mirandole passerait pour un mannequin aujourd’hui. La musculature développée assortie d’une taille imposante, il ne me mentait pas finalement quand il me disait qu’il faisait tourner les têtes des filles quand il était jeune. Agrippée sur son avant bras, la jeune fille semblait être prises d’un fou rire hilarant quand la photo  a été prise.

Une zone d’ombre persistait dans mon esprit. Une jeune blanche qui aime un indigène ? Cette histoire a  dû déranger.

J’osai la question.

L’interpellée inspira une bonne bouffée d’air et me fit cette confidence :

« Mon père était officier dans l’armée à Kitega. Après plusieurs années passées  au Congo il a été muté au Burundi. Il ne revenait que très rarement en Belgique. Pour moi, il vivait à travers les lettres qu’il envoyait souvent. J’ai créée une image assez idéalisée de ce père absent, ce brave homme qui tuait des lions et des gorilles dans les forets d’Afrique. Je brûlais de le voir souvent mais mon désir n’était satisfait que quelques semaines par année.

La situation s’est décantée quand ma mère a eu de violentes crises d’asthme. Après une kyrielle de séjours dans des thermes suisses, un médecin lui conseilla de passer une année au Burundi pour voir si le climat lui donnerait du répit.

Nous nous sommes établis à Gitega, moi, mes parents et mes deux frères. Quelques mois après notre installation, ma mère qui se sentait ragaillardie proposa une randonnée vers Mugera. 

La première lui a fait du bien et elle a alors pris goût à escalader les collines de cette région. Un jour, un serpent m’a mordu. Un jeune homme m’a sauvée en aspirant le venin par la morsure.

Nous nous sommes revus et quand les prêtres du séminaire  ont eu vent de notre liaison, cela a été un scandale. Mon père a failli être démis de ses fonctions. C’était une honte pour les blancs, me disait-il. Quand je leur ai annoncé que j’attendais un enfant de Shetani, j’ai été renvoyée en Belgique et ai été enfermée pendant plus de dix mois. Mon bébé m’a été enlevé, je ne l’ai plus revu, ni son père. »

Les spasmes reprirent de plus belle. Ambre prit des comprimés que la vieille s’empressa d’avaler.

J’avais peur pour elle. Elle respirait péniblement.

-Je n’arrive ni à manger, ni à dormir, ni à empêcher mes mains de trembler. Dès que le soleil se lèvera je quitterai cet endroit. Je dois absolument revoir Shetani.

Ce fut là le moment le plus douloureux de ma vie.

-Vous ne le verrez pas madame, cela fait cinq ans qu’il est mort. Vous pouvez être sur qu’il est parti en vous portant dans son cœur, lui qui ne s’est jamais remarié.

Le lendemain matin, Mathilde de La Beautoise, la grand-mère de mon amie Ambre  mourrait d’un arrêt cardiaque. Son dernier vœu fut d’être enterré à Mugera, aux côtés de Bibonimana Hyppolite, Shetani.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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