vendredi 5 juin 2020

La viande fraîche




Tous les matins, j’aimerais crier. Crier ma détresse. Crier mon amertume. Crier sans la peur d’être prise pour une hystérique. Cela devrait me soulager, crier.

Chaque nouveau jour est une station de plus sur mon chemin de croix.
Aujourd’hui ne déroge pas à la piteuse règle. Hier j’ai passé toute la journée en espérant le petit sms du délégué qui annonce l’arrivée de la bourse sur nos comptes. Rien. Le bureau des bourses n’a pas encore donné le feu vert pour le déblocage de nos six mois d’arriérés. Putain six mois! Et tout le baratin qu’on nous a fait sur cette super-bourse. On nous a bassiné avec mille et un bienfaits de cette nouveau format de l’aide que notre très cher gouvernement a la bonne volonté de nous accorder comme le disait un de mes amies qui y croyait dur comme fer. Pour elle ce n’était pas des sous issus des impôts et taxes ou quelques subsides d’une organisation internationale. Non. Elle est à l’Etat-providence ce que Greta Thunberg est à l’écologie. Une fervente défenseure. Enfin, elle était ; actuellement elle doit déchanter.

Quand je me suis fait inscrire au Deux Rivières, j’ai eu comme la sensation de décrocher le graal.  Ce qu’on en dit est toute une mythologie complexe. Des noms élogieux. Des superlatifs sentant l’épopée. Je crois d’ailleurs que toutes les langues du monde sont pauvres pour trouver un mot qui exprime fidèlement l’image que les étudiants des Deux Rivières ont de leur université.

C’est dans les rites d’initiation que cette reproduction normative se perpétue. Je me souviens que nous avons chanté casser les cordes vocales que les Deux Rivières est la meilleure université du monde, que son laboratoire et sa bibliothèque sont les plus prisées du monde. Bien que le physique de plusieurs étudiants fasse penser qu’ils sont directement sortis d’une photographie des prisonniers d’Auschwitz le jour de la libération du camp, nous sommes convaincus qu’ils sont les plus bien nourris du monde.

Mais voilà maintenant que je dois me faire sauter par des sadiques pour pouvoir me payer un ONU. L’ONU, c’est un plat mosaïque qui contient tout ce qu’il y’a dans les marmites de nos restaurants. Le riz, les bananes, les pommes de terre, le haricot, le manioc, les amarantes, les choux, tout cela dans une même assiette. L’image est belle, hein. Comme l’amalgame de représentants de pays en plénière dans la  Maison de verre à New York, ainsi se côtoient nos mets dans un ONU.
                                 ***
Comme à son habitude le professeur d’anthropologie burundaise est particulièrement rasoir. Il nous explique à longueur de journées la grandeur de la civilisation burundaise. A chaque proverbe, il murmure, extatique, en écartant les bras comme un curé qui va bénir ses ouailles :

-Aaaaah, écoutez-moi ça. Vous captez l’extrême intelligence de nos ancêtres ?

 Pour lui, nous sommes des colonisés mentaux, nous voyons le monde avec des yeux des petits européens. Et moi, il me prend pour le parangon de cette déchéance. Si cette grande civilisation pouvait tout simplement me nourrir et ne pas me laisser écarter mes jambes pour un ONU, je me passerais bien de cette guerre de grandeurs entre civilisations.

Encore une fois, je lance un pavé de provocation dans sa mare de Burundimania.

-Mais monsieur nous étions moins d’un petit million dans les années 20 mais la famine a failli raser tout un peuple. Quelques centaines de milliers des gens sur tout ce territoire. Ce n’est pas intelligent ça.

Il me regarde avec un regard qui semble dire : « Toi petite garce, j’ai comme une envie de te casser la gueule ».

Il dit, ironiquement et simplement:
-Si tu veux un autre argument bidon comme tu en aimes, le roi de France vivait Versailles quand les nôtres vivaient dans des grandes huttes. Tu es contente là, pauvre colonisée. Raconte ça à tes amis ils seront content de toi, pouuuah!

Mes camarades rient. Je prends cela pour un sévère uppercut. J’essaie de rendre le coup sur ce ring de sarcasme.

-Ou leur dire que les profs de Deux Rivières sont supérieurs à ceux de Harvard.

L’auditoire pouffe. Là, la pique fait mal. L’ego de Cari- c’est son nom- est fragile tel un œuf. Il répète tout le temps que nous avons la chance d’être ses étudiants, que les profs de Deux Rivières sont les meilleurs du monde, que personne d’autre sur cette planète ne nous le dirait.

Il a saisi toute l’ironie de ma réponse.

Il reprend le cours.

Misère, mon téléphone sonne. Cari me lance un regard de jaguar qui repère une proie. Il exècre par-dessus tout les sonneries de téléphones en plein cours. Circonstance aggravante, je viens de l’humilier en douceur. La revanche est inévitable.

-Eh bien madame l’Européenne, me feras-tu le plaisir de sortir répondre à ton appel jusqu’à la fin de la journée?

J’essaie de m’expliquer. Il me coupe net. De toutes façons, ce serait plus facile de demander à un jeune gardien de la révolution iranienne de prier dans une synagogue que de demander à Cari de me laisser rester dans l’auditoire.

En rangeant mes affaires pour déguerpir, je vois qu’en plus d’un appel manqué j’ai aussi trois messages non lus.

Tous viennent de Dépanneur. C’est le surnom que nous avons donné à un garcon qui joue les maquereaux pour nous lier à des tontons. Innocent est son prénom. S’il porte assez mal son blaze d’innocent, il assure avec brio celui de dépanneur. C’est lui qui nous dépanne. Il a son petit réseau d’étudiantes qu’il branche aux hommes en manque de ce que nous appelons entre nous « la viande fraiche ». Les tarifs varient entre dix milles et vingt. Ça peut aller jusqu’à cinquante, tout dépend aussi de la générosité du tonton. Le dépanneur reçoit une commission de quarante pourcent.

Il rappelle. Laconique comme à son habitude, il dit avec sa voix grave:

- Dans deux heures, au carrefour.

Le carrefour, c’est son lupanar. Seuls ses amis proches savent ce que ce code signifie. Cent Mix, sa maison de production de musique dont la pancarte imposante domine l’entrée d’un complexe immobilier n’est qu’un écran pas trop rentable qui sert à dissimuler son double jeu. A l’intérieur, un dédale de corridor donne sur une suite de dix chambres qui servent de lieu de travail des associées d’Innocent.

Comme prévu je me rends au carrefour et y arrive avec une avance d’un quart d’heure.  J’ai juste pris la douche puis un maquillage des plus sommaires. Pas besoin de passer des heures devant un miroir. Les clients de la journée sont souvent des gars à la recherche d’un coup pressé et sont surtout des mauvais payeurs. Les vrais, c’est pour la nuit.

Je profite de mon exceptionnelle ponctualité pour papoter avec Willy le producteur de mon boss. Cela fait des semaines qu’il cherche à me convaincre de participer dans un clip vidéo d’un de ses amis chanteurs qui fait du dance hall. Même dans mes rêves les plus fous je ne me vois pas dans sur un écran en train de me déhancher. Je me tue à lui dire qu’au fond je suis une fille bien ,que ce que je fais c’est juste pour ne pas mourir de faim dans les pavillons universitaires. Lui me rétorque que je suis tout sauf ça, que je finirai par accepter le deal.  J’imagine la tête que ferait ma mère tapie dans ma campagne natale en me voyant dans un clip presque à poil twerkant frénétiquement. Elle en pleurerait, pour sûr.

Le téléphone sonne de nouveau. Toujours bref, Innocent me dit de me rendre dans la chambre 14. Je répète à Willy que je ne suis pas vraiment emballée par son offre et file.

J’ai déjà un pressentiment positif. La chambre 10 est le top du top. Entre amies, nous l’appelons la chambre d’or. Elle est au fond donc plus discrète mais elle est surtout prisée par les clients plus friqués car elle comporte une table de massage. Ce service après vente double la paye. Une aubaine.

J’y trouve un jeune homme qui doit être à l’aube de sa trentaine. En me voyant entrer, il sursaute, gêné. Quelques gouttes de sueur  perlent sur son front.

-Bonjour mamzelle, murmure-t-il.
-Salut.

Il a du mal à articuler. Je ne le sens pas dans son élément. Pour le mettre un peu à son aise j’allume le climatiseur et lui passe sur le visage un bout de tissu qu’il avait déposé sur l’oreiller.

Il me remercie en bégayant un merci presque inaudible.

Les clients ce sont comme des chiens. Il y’en a de plusieurs races. J’en ai connu des sadiques, des tendres, des radins, des machines à baiser, des éjaculateurs précoces en mode sprinteurs. Tout. Mais du genre de ce mou ventripotent qui me semble être un extraterrestre dont le vaisseau a échoué sur une planète inconnue, jamais.

Assis sur un coin du lit, il me regarde comme on regarde avec indifférence un vase qui se trouve dans votre salon depuis des lustres. Je ne le sens pas entreprenant et décide d’y aller franco.

-Sans préservatif ou avec ?
-Ah, excusez-moi madame, ça sera sans, naturellement.

Naturellement ? Mais qu’est-ce qu’il est con lui !

-Comment ça, na-tu-re-llement ?
-Il ne vous a pas briefé, Innocent ?
Il me gave ce con. Non seulement son vouvoiement me sidère mais aussi son coté évasif est à chier.
-Vous pouvez vous déshabiller s’il vous plait ?
 Mais bien sûr, gros con.

Je m’exécute, lascivement, histoire de réveiller un brin d’engouement. Rien.

Toujours ce visage impavide et benêt.

-Maintenant venez dans mes bras.

Il se lève et me serre fortement contre lui. Son pouls s’emballe. Il serre son étreinte. J’essaie de tâter son membre.

 Mou.

 Mais diantre, quel genre de psychopathe est ce pauvre garçon!

Dans un long râle sépulcral, il desserre son étau, essoufflé.

Je reste coite, immobile comme la statue de sel de la pauvre femme de Loth.
Monsieur va prendre une enveloppe dans un sac et me le tend en souriant.

-Tenez, vous êtes divinement bonne, une vraie viande fraiche. On se revoit si tu veux.

Je lutte contre une envie d’éclater en rires.

Je lui lace un regard interrogateur pour lui demander si c’est vraiment fini.

Il comprend et me dit en haussant les épaules:
-Bah, quoi ? Il y’a ceux qui arrivent à jouir en embrassant à longueur de journées des troncs d’arbres ?, dit-il en sortant.

J’opine du chef, poliment. Je me contrefous d’ailleurs des fantasmes de mes clients. Tant qu’ils payent, cela ne me regarde pas.
 J’ouvre l’enveloppe avec espoir de ne pas y trouver une sale plaisanterie.
Dix billets de dix milles francs ! Dans un si court temps! Je me rhabille vite. Il faut que j’aille raconter cette histoire à mes amies.

Demain je ne contredirai pas mon professeur. La bonne humeur puisée de cette brève aventure me fera avaler tout ce qu’il dira sans éveiller mes vieux démons de râleuse.

Bip ! Un message du délégué. Nous n’aurons pas la super bourse cette semaine. Tenez bon, ça sera peut-être la semaine prochaine. Large diffusion SVP.


 





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